FIGAROVOX/CHRONIQUE - Chaque semaine, Mathieu Bock-Côté analyse, pour FigaroVox, l'actualité vue du Québec. Il s'interroge ce mardi sur l'impact de l'utilisation par les responsables politiques des réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter.
Mathieu Bock-Côté est sociologue (Ph.D). Il est chargé de cours à HEC Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal ainsi qu'à la radio de Radio-Canada. Il est l'auteur de plusieurs livres, parmi lesquels Exercices politiques (VLB, 2013), Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire (Boréal, 2007).
Il y a quelques mois, déjà, Nicolas Sarkozy annonçait son retour en politique sur Facebook, à la surprise de plusieurs, et peut-être à leur mécontentement aussi. On lui a reproché de court-circuiter les médias traditionnels, et de s'épargner ainsi leur filtre critique, pour créer un rapport immédiat avec ses sympathisants, et plus largement, avec le peuple. Les uns y ont diagnostiqué une forme de tentation plébiscitaire. Les autres y virent un simple engouement technologique pour les médiaux sociaux par un homme politique toujours soucieux de faire valoir sa modernité et désireux surtout de susciter l'approbation populaire.
Ne risque-t-on pas d'assister à une dégradation de la parole publique si elle ne s'exprime plus dans les médias traditionnels ?
Mais il se pourrait que la passion croissante des hommes politiques pour Facebook révèle quelque chose de plus profond. On le voit aujourd'hui au Québec avec l'usage de Facebook par Pierre-Karl Péladeau (PKP), le député vedette du Parti Québécois, à qui on prête des ambitions sur la chefferie de son parti, et qui a manifestement fait le pari de s'adresser aux Québécois d'abord sur Facebook, en y multipliant les messages. La chose est suffisamment visible pour préoccuper les grands médias traditionnels, qui sentent peut-être leur position stratégique affaiblie dans la construction de l'espace public.
PKP a répondu qu'il ne boudait pas les médias traditionnels, mais qu'il appréciait aussi la possibilité de s'adresser directement aux électeurs, ce que permet Facebook. Qu'est-ce qui peut pousser un homme politique à passer, peu à peu, d'abord, et peut-être systématiquement, demain, des médias traditionnels, avec le système journalistique qui l'accompagne, aux nouveaux médias, qui n'ont ni leur prestige, ni leur caractère solennel? Quelles carences des médias traditionnels révèlent la popularité de Facebook?
L'inquiétude est la suivante: ne risque-t-on pas d'assister à une dégradation de la parole publique si elle ne s'exprime plus systématiquement dans les médias traditionnels? Les choses ne sont pas si simples. Il y a une frustration légitime chez l'homme politique contemporain qui constate que souvent, la parole politique est noyée dans le divertissement médiatique. Pour se faire valoir, les politiciens doivent souvent se plier aux émissions de variété, où ils devront faire concurrence aux humoristes, aux chanteurs, aux comédiens, pour espérer gagner un fragment d'attention du public et peut-être ainsi livrer quelques déclarations proprement politiques.
Lorsqu'ils font affaire directement avec les journalistes politiques, on constate que les hommes politiques voient leur parole charcutée. Ils n'ont droit qu'à quelques secondes, et risquent de se perdre en déclarations chocs qui seront instrumentalisées par les journalistes pour valider leur propre grille d'analyse, qui n'est pas absente d'un biais idéologique. Dans la sélection des enjeux majeurs et des enjeux périphériques, et je laisse de côté les enjeux considérés comme moralement douteux, les journalistes politiques construisent une représentation du réel souvent en décalage de celles ressenties par de grands pans de la population, hommes politiques inclus.
Qui s'imagine encore aujourd'hui qu'on puisse croire les médias sur parole, qu'ils se soumettent à une exigence de vérité plus élevée que les hommes politiques ?
Combien d'entre eux confieront, une fois le micro fermé, qu'ils perçoivent une réalité bien plus grave que celle dont ils ont témoigné devant le micro. Mais de peur de déclencher les sirènes d'alarme du politiquement correct, qui traque les déclarations suspectes de ne pas se plier à ses exigences idéologiques, ils ont préféré se taire. Lorsqu'ils décident néanmoins de parler librement, leurs déclarations, selon les circonstances, seront présentées comme autant de dérapages dont ils devront ensuite se justifier, ce qui les éloignera encore certainement du message qu'il cherche à transmettre à la population.
Plus largement, le journalisme politique ne s'est pas affranchi de la mythologie du Watergate, qui l'amène non pas à vouloir mettre en scène, de la manière la plus objective possible, les grands enjeux d'une société, mais à débusquer systématiquement l'arnaque ou la combine derrière le pouvoir. Évidemment, cette entreprise n'est pas sans vertu. Mais au nom d'une transparence idéalisée, elle pousse à la désacralisation exagérée du pouvoir et instille surtout un cynisme généralisé dans la population qui, d'elle-même, se méfie déjà considérablement, et naturellement, faut-il le préciser, du pouvoir. Se pourrait-il que le système médiatique ait récupéré à son avantage la charge sacrée du pouvoir et ne tolère pas qu'on la lui conteste?
On nous dira que les hommes politiques ne peuvent pas être crus sur parole, et que la fonction journalistique permet justement de les soumettre à un jugement critique. C'est naturellement vrai. Mais il faut y revenir: qui s'imagine encore aujourd'hui qu'on puisse croire les médias sur parole, qui s'imagine qu'ils se soumettent systématiquement à une exigence de vérité plus élevée que les hommes politiques? Qui s'imagine qu'ils ne relaient pas, bien souvent, ce qu'on appellera plus ou moins correctement l'idéologie dominante et qu'ils n'occultent pas la part du réel qui la contredit pour éviter sa remise en question?
Les médias sociaux ne contribuent pas nécessairement à une repolitisation positive, évidemment. Et qui dira qu'ils n'ont pas souvent l'allure d'un vide-ordure contaminant la vie civique ?
Facebook renverse potentiellement alors la donne. Et à la différence de Twitter, les hommes politiques ne sont pas obligés d'y fonctionner en 140 caractères, avec des formules si courtes qu'elles aboutissent inévitablement en slogans. Alors qu'on leur demande souvent un clip de cinq ou six secondes pour les actualités télévisées, ils retrouvent sur Facebook la possibilité de déployer leur pensée et d'y ajouter des nuances. Cela ne veut évidemment pas dire qu'ils le font tous. Mais la parole politique retrouve son autonomie. Il serait trop rapide de conclure qu'elle prendra inévitablement la forme de la propagande.
On peut élargir notre propos. N'assistons-nous pas à une transformation de l'espace public, qui s'affranchit progressivement du système médiatique traditionnel? On le sait, plusieurs courants politiques, aujourd'hui, trouvent sur les médias sociaux l'écho qui leur manque dans les médias traditionnels. Ou alors, ils trouvent sur les médias sociaux une manière de parler d'eux qui ne soit pas systématiquement déformée. Ils redéfinissent ainsi à partir des marges les critères de la respectabilité politique. Les médias sociaux contribuent à l'éclatement des tabous qui quelquefois, inhibaient le débat politique.
À tout le moins, l'appropriation de Facebook par les hommes politiques contraint les grands médias à se réinventer. Les médias sociaux ne contribuent pas nécessairement à une repolitisation positive, évidemment. Et qui dira qu'ils n'ont pas souvent l'allure d'un vide-ordure contaminant la vie civique? Mais on ne saurait non plus les accuser systématiquement de contribuer à sa dégénérescence. En libérant la parole politique du passage obligé par un système médiatique plus décomposé qu'il n'y parait, ils créent peut-être les conditions de nouveaux liens, plus vivants, entre les hommes politiques et le peuple.